« We just want to feel safe. » Cette phrase ( « nous voulons juste être en sécurité ») qui figure sur une affiche au mur, résonne comme un mantra dans les bureaux vitrés du 39.19, désormais installés à Pantin (Seine-Saint-Denis). Chaque jour de l’année, nuits comprises, des écoutantes se relaient pour orienter et renseigner celles qui subissent des violences conjugales, physiques, psychologiques, économiques… ou qui cherchent de l’aide pour une amie, une fille, une mère.Le calme olympien s’efface lorsqu’on pose un casque sur les oreilles. Les larmes et l’urgence se font entendre des quatre coins du pays. Sur les 97 000 appels passés en 2023, 24 % de victimes venaient d’Île-de-France. La moitié d’entre elles avaient entre 20 et 39 ans. Nous en avons été témoins le temps d’une journée avec deux écoutantes de ce numéro gratuit, Maurine et Lucie.
« Ma fille filme ses bleus »
Écrire au procureur ? Trouver un avocat ? Cette femme ne sait plus comment aider sa fille, elle-même mère de trois enfants. Le mari est violent et frivole. L’épouse de 35 ans a pris sa décision, cette fois, c’est fini. Mais lui refuse de la laisser partir. Parfois, il fait les yeux doux pour la retenir, d’autres, il la bat. Son salaire ne lui permet pas de décohabiter. « Ma fille filme ses bleus », dit la maman d’une voix déchirante. Ces images seront peut-être transmises à la police, un jour… ou pas. Pour l’instant, la jeune mère ne veut pas déposer plainte.
« Que faire en tant que tiers ? J’ai peur pour les enfants, ils sont pris en otage », supplie la grand-mère. Les violences, les petits les voient et les subissent. « La première étape est de se protéger », répond Maurine, l’écoutante. L’appel dure plus d’une demi-heure. « Il y a de grandes chances qu’il ne lâche pas l’affaire, les enfants sont un levier de pouvoir, une manière de l’atteindre elle. Il faut qu’elle prenne une avocate. Votre fille a besoin de se sentir écoutée, épaulée, c’est très bien ce que vous faites, madame. Et si vraiment ça ne va pas, elle appelle le 17. » « Et avec lui ? », demande la grand-mère. « Qu’il ne pense pas que vous êtes son ennemie, sinon il ne voudra plus qu’elle vous voie », conseille Maurine, en suggérant aussi de glisser à l’oreille de sa fille qu’elle appelle le 39.19 pour une écoute et des relais dans son département.
« Quelqu’un qui vous aime ne fait pas ça »
Quarante ans de mariage et plus un baiser, pas même un bonjour le matin. Rien que des reproches et des silences. « Je n’en peux plus, j’ai envie d’en finir », souffle cette sexagénaire, orientée par son psy. Elle a d’abord déroulé tout le fil de sa vie, avant d’en venir à cette phrase. « Vous me dites qu’il n’y a aucun dialogue possible, qu’il vous dénigre, que c’est lui qui souffle le chaud et le froid, ça s’appelle de la violence conjugale, les violences psychologiques ne sont pas moins importantes, et c’est interdit par la loi », explique Maurine.
« Mais le divorce, je ne veux pas, je ne saurai pas où aller, et puis la maison, on a économisé toute notre vie pour l’avoir… Si je lui dis que je vous ai appelé, il va être pire… » Maurine dit qu’il n’a pas à le savoir. Les appels sont confidentiels et anonymes. « Quelqu’un qui vous aime ne fait pas ça, ajoute l’écoutante. Pour qu’il y ait un changement, il faut une demande de pardon, qu’il reconnaisse ce que vous subissez, les conséquences que ça provoque et qu’il cherche de l’aide, dans ce que vous me dites, aucune condition n’est réunie. » Un avocat pourrait aider… « Je ne suis pas prête à tout ça… répond la mère de famille. Peut-être qu’il m’aime… » Maurine indique que « ce qui se joue ce n’est pas de l’amour, là, c’est le contrôle ».
« Est-ce que je peux déposer plainte pour ma mère ? »
La famille, les amis… tout le monde sait que le père est « très très violent ». Et avec le temps, la mère de 77 ans a fini par se taire, prétexte des chutes pour expliquer ses hématomes. « Moi aussi, j’ai été frappée toute mon enfance, lâche la fille au bout du fil, mais c’est la première fois que c’est si grave… » Le père n’en sait rien encore, mais sa femme ne rentrera pas à la maison, elle ira ailleurs. « Est-ce que je peux déposer plainte pour ma mère ? », demande la fille. La réponse est non. « Il est important de savoir ce que votre mère envisage, préconise Lucie, il faut d’abord qu’elle sorte de ce foyer où elle est en danger depuis longtemps et qu’elle se tranquillise. Il ne faut surtout pas la brusquer. Imaginez qu’elle dépose plainte et qu’elle retourne ensuite au domicile. »
Brusquer une victime, c’est prendre le risque qu’elle coupe les ponts et soit encore plus isolée. Peut-on seulement changer de vie à 77, 80, 85 ans ? Les violences conjugales touchent toutes les générations. « À la retraite, le couple peut être collé ensemble H24, l’escalade peut être encore plus rapide », commente Lucie, qui conseille plusieurs pistes. Le certificat médical, l’équipe de l’hôpital… « Il faut valoriser votre mère, passer du temps avec elle, lui redonner l’estime d’elle-même, quand on a vécu la violence depuis si longtemps, c’est comme de la rééducation. Elle peut aussi nous appeler, dites-lui bien que c’est confidentiel et anonyme. »
« Il terrorise tout le monde »
L’appel qui suit commence dans les larmes. « C’est pour une amie frappée par son mari, devant ses deux fils, il l’insulte, la traite de pute, il terrorise tout le monde. Je m’inquiète pour les enfants, pour elle, mais elle ne veut pas le quitter, elle est déjà partie mais elle craint de se retrouver seule, et moi je ne veux pas la trahir », pleure la jeune femme. Lucie la laisse reprendre son souffle. Des silences s’installent. Les appels peuvent durer une heure. « On parle en moyenne de sept départs avant un départ définitif en cas de violences conjugales », explique-t-elle.
« Quels mots pourraient la faire réagir ? », supplie la jeune femme. « Lui tendre une énième perche pour qu’elle nous appelle, on peut lui donner des contacts de juristes qui l’aideront. » « Non, elle est fermée, elle ne veut pas demander de l’aide », se désole l’amie. « Si vous ne voyez pas d’évolution, il faut peut-être faire un signalement au 119, d’ailleurs peut-être que d’autres professionnels l’ont fait. On ne peut pas agir à la place des adultes, mais les enfants n’ont rien demandé, il faut les protéger. » La jeune femme semble tétanisée. « Vous aussi vous méritez d’avoir du soutien psychologique, suggère Lucie. Vous pouvez être impactée, on appelle ça les traumas vicariants (traumatismes indirects). » La voix s’apaise enfin.
Les jeux vidéo comme une issue de secours
Une improbable conversation à trois démarre. Entre Lucie au 39.19, une mère de famille quadra qui vient en aide à une autre, avec qui elle communique par messages écrits. Son mari est sur son dos, elle ne peut pas appeler. Les deux femmes se sont connues par les jeux vidéo. La plus âgée a décelé que quelque chose clochait, elle a posé deux questions qui ont suffi à crever l’abcès. Elle a tapé « violences conjugales, comment aider quelqu’un ? » et la voici au bout du fil avec Lucie.
C’est la troisième fois en deux semaines que des gameurs alertent, signe que les jeux en ligne aussi peuvent rompre l’isolement, ici, total. « Son mari surveille tout, il passe son temps à l’insulter, la rabaisse, la frappe. Elle ne peut pas appeler, il est toujours là, elle veut partir mais ne sait pas comment, elle a peur qu’on lui retire les enfants », explique la première. « Les enfants courent un risque si elle reste avec lui », répond Lucie. Les questions s’enchaînent, la mère isolée répond par écrit à son amie. Elles raccrochent avec les coordonnées d’une association près de chez elle et un numéro de portable qui lui permettra d’envoyer un SMS si elle ne peut toujours pas appeler.