Oh ! je vous entends ! En recevant cette lettre vous allez dire : « Qu’est-ce qui lui prend à celui-là de nous écrire ? S’il avait des choses si importantes à nous dire, des choses sur la misère et la rage, il aurait pu venir. Encore un môme aux mains lisses qui veut nous donner ses leçons. » Oui, vous direz ça. Et vous aurez raison.
Je ne suis qu’un môme, c’est vrai, un de ceux qui couraient dans vos maïs quand c’était la saison, qui gueulaient dans vos silos quand ils étaient presque vides, qui admiraient vos chiens lorsqu’ils guidaient vos bêtes et qui rêvaient de machines en vous regardant passer. Quand j’y repense, toute mon enfance, je ne vous ai vus que trimer. Vous étiez déjà sur l’exploitation quand j’allais à l’école et vous y étiez encore quand je revenais le soir. Là, assis sur vos tracteurs, sans jamais compter les heures et encore moins rouler sur l’or, vous retourniez le sol pour remplir nos ventres, éponger vos dettes, sculpter les paysages – et bordel que j’étais attaché à ces paysages.
Depuis j’ai grandi, ça arrive à tout le monde, je me suis installé en banlieue, ça arrive même aux meilleurs, je suis devenu écrivain, j’aurais pu tomber pire, et de temps en temps, bien sûr, je reviens à la terre. Oh, pas comme vous, pas en y jouant ma vie, je mets juste la main à la pâte chez deux de mes amis – l’une est éleveuse et l’autre maraîcher –, je sors les carottes, je marche devant les bêtes et je fume une première clope en regardant le soleil se lever comme je fume la dernière quand le monde est silence et, comptant mes courbatures, je vous remercie à voix basse : c’est grâce à vous si mon ventre va bien. Il porte en lui vos paysages.
Là, je vous vois sourire. « Maintenant qu’il nous a bien brossés dans le sens du poil le meilleur va venir, on connaît la manœuvre et on connaît la suite, il va nous parler des produits de salauds qu’on balance sur nos terres. Je t’avais bien dit qu’il avait des leçons. » Non, je n’en ai pas. Pas de leçons à donner quand on connaît votre amour pour la terre. Pas de leçons quand on sait que vous êtes les premiers à en prendre pour votre santé, de ces produits-là de salauds. Pas de leçons encore parce que, derrière, il y a les sols qui s’épuisent, la concurrence à rattraper, les rendements à maintenir, les banques à rembourser, les groupes alimentaires à satisfaire, les chaînes de grande distribution à contenter, les actionnaires à engraisser ; et tout ça pour quasiment que dalle. Oui, je vous ai suffisamment vus trimer pour savoir que sur la misère vous avez du métier. Et depuis trop de générations.
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