On doit sabler le champagne chez Orange, mais aussi chez ses concurrents. La décision des autorités européennes de la concurrence d’autoriser le mariage entre les opérateurs espagnols de télécommunications Orange et MasMovil était attendue bien au-delà des frontières ibériques. Avec cette fusion à 18,6 milliards d’euros, l’Espagne va passer de quatre opérateurs téléphoniques à trois. Et c’est une révolution.
Jusqu’à présent, les gendarmes de la concurrence de Bruxelles et des pays membres ont toujours considéré que cette réduction était néfaste aux intérêts du consommateur. Les industriels pensent l’inverse : que les prix sont trop bas pour leur permettre d’investir dans la modernisation des réseaux. Et ils fournissaient à l’appui de leur lobbying intense, le cas du marché américain, de même taille mais fonctionnant avec trois opérateurs au lieu d’une centaine. Même chose en Chine. Tenant pour négligeable, voire malsain, que les consommateurs européens bénéficient du téléphone le moins cher du monde.
La pression des Orange et autres Deutsche Telekom semble avoir donc enfin payé. Il faut dire qu’ils ont l’un de leurs supporteurs dans la place. Thierry Breton, ancien PDG de France Télécom, l’ancêtre d’Orange, de 2002 à 2005, aujourd’hui commissaire au marché intérieur, répète depuis toujours qu’il faut laisser le marché se consolider et arrêter cette obsession du prix le plus bas pour le consommateur, qui nuit à l’investissement de long terme.
Vulnérabilité stratégique de l’Europe
L’argument a porté jusqu’au bureau de Margrethe Vestager, la commissaire à la concurrence qui ne porte pourtant pas dans son cœur cet arrogant Français toujours prêt à défendre ses champions (français bien sûr).
Pourquoi ce revirement ? Dans un document de travail de la Commission, dévoilé le 14 février par le Financial Times, les auteurs de celui-ci avancent deux arguments. D’abord l’accélération nécessaire des investissements, dans la fibre et les réseaux, où l’Europe est en retard, thèse classique des opérateurs, mais aussi la question de la vulnérabilité stratégique de l’Europe. Une rupture de câble de télécommunications, en même temps que celle d’un gazoduc, dans le golfe de Finlande, en octobre 2023, a fait peur.
Comme il est souligné dans le dit document : « la compétitivité industrielle et la sécurité économique » deviennent essentielles dans le monde turbulent qui s’ouvre devant les Européens. Et cela vaut bien le sacrifice de la concurrence… et des consommateurs. Après l’Espagne, l’Italie pourrait bien devenir le prochain terrain d’essai de cette nouvelle doctrine qui enterre un peu plus le libéralisme traditionnel de Bruxelles. Mais n’abolit pas les réflexes nationalistes souvent plus forts que tous les grands discours sur la souveraineté européenne.